La bonne âme d’Anne Franck-Neumann

Comme nous étions attroupés à l’angle de l’Hôtel de Ville, sous la plaque « En souvenir de la libre réunion de Mulhouse à la France… », j’attirai l’attention de quelques-uns sur une belle maison à tourelle, avec deux oriels, de l’autre côté de la place. La fameuse Maison Mieg, dont il avait été question le matin au cours d’un exposé sur l’histoire de Mulhouse. En était propriétaire et y habitait en 1798 Mathieu Mieg (1756-1840), d’une famille des pionniers de l’industrie textile, Zunftmeister de la tribu des agriculteurs au moment des événements et historien. Il fut l’un des « Quinze » (citoyens) qui dirent non à l’abandon.

Il sauva la bannière de sa tribu, en la soustrayant à l’étrange cérémonie d’immolation symbolique qui accompagna la fête de la « réunion », le 25 ventôse an VI (15 mars 1798) : en grande pompe, si on peut dire, les bannières des toutes les corporations (charpentiers, tisserands, boulangers, bouchers, maréchaux-ferrants) furent brûlées, puis les débris et cendres enterrées sous un jeune « arbre de la liberté », qui supporta mal cet engrais funèbre et pourrit peu d’années plus tard.

La Maison Mieg raconte

Non seulement chroniqueur de sa ville (Der Stadt Mülhausen Geschichte, 2 volumes 1816-1817), mais également peintre, il réagit à l’abandon de sa République en décorant lui-même la façade de sa maison par deux fresques, à la hauteur du deuxième étage. L’une, à gauche, représente le héros légendaire suisse Arnold v. Winkelried se jetant sur les lances des armées des Habsbourg et donnant ainsi par son sacrifice la victoire de Sempach en 1386 qui fonda l’indépendance de la Confédération helvétique. La deuxième fresque, à droite, en pendant, une fenêtre les sépare, montre un lansquenet à la mine réjouie et la démarche légère, presque dansante, au-dessus de ces deux mots peints en capitale : Freiheit und Eintracht.

Liberté et Unité ? Pas l’unité indivisible d’une république jacobine, mais plutôt la concorde. L’unité du divers par l’entente, la fédération, la fraternité. C’est cela que veut dire Eintracht. L’esprit fédéral ! Pour qui connaît l’histoire, le symbole des deux fresques est clair. Une allusion transparente au passé suisse de Mulhouse. Un hommage appuyé à la Confédération perdue, hommage affiché là, pieusement, et comme par provocation, en face de l’Hôtel de Ville où la « libre réunion » fut décidée et votée.

Savez-vous, dis-je à mes compagnons, que dans cette maison remarquable, venez, nous allons nous approcher, vécut longtemps l’écrivain, poétesse, Anne Franck-Neumann, née à Mulhouse en 1910 ? Non, ils ne savaient pas et ne connaissaient pas cette femme des lettres alsaciennes. Au rez-de-chaussée, où se trouve aujourd’hui une agence bancaire, il y avait, dans le temps, une boutique de timbres dont la riche devanture attirait les amateurs et les curieux. À l’origine, au 15e siècle, une Hôtellerie, sous l’enseigne du Soleil, l’immeuble a été transformé intérieurement et a changé plusieurs fois de propriétaire, presque toujours des artisans commerçants, un peintre, un potier d’étain, un menuisier, et à la fin, en 1938, un installateur sanitaire, Fernand Kessler, qui avait deux filles, dont Anne. Celle-ci, après la mort de son père en 1965, et veuve depuis peu d’Émile Franck-Neumann, professeur d’anglais, a continué d’habiter la maison et d’y veiller, ange gardien des lieux, pas seulement de l’immeuble, mais de la Place, le cœur de Mulhouse.

Avec quel sourire de bonté elle accueillait dans son « salon » (sa Stube plutôt) les jeunes poètes et intellectuels du coin, heureuse de voir qu’une nouvelle génération se manifestait, qui simultanément défendait la cause du dialecte et se souciait de sauvegarder la… nature. Elle-même écrivait : Kernkraftwerk Fessenheim Nein ! Wir wollen nicht werden der Hölle Fraß / Wir wollen die Welt nach des Menschen Maß…

On montait chez elle par un escalier massif en colimaçon, au fond du sombre couloir. Au premier étage, sur le palier, des couleurs : un petit jardin improvisé de fleurs et de plantes aromatiques. Elle vous faisait entrer dans une longue pièce boisée, que traversaient d’épaisses poutres noires vernissées et qui recevait au bout par trois ouvertures la lumière de l’oriel. C’est là, à une petite table, qu’elle se tenait le plus souvent et qu’elle écrivait, avec vue sur l’Hôtel de Ville et la place, ses chroniques, ses lettres et ses poèmes.

Des chroniques et deux livres

Elle a d’abord été connue, de Mulhouse à Strasbourg et bien au-delà, pour ses chroniques sur les émissions de Radio-Strasbourg (Letzte Woche gehört), publiées dans L’Alsace. À l’époque, en ces années 1960-1970, la radio était le vecteur essentiel, le foyer populaire de la culture alsacienne sous toutes ses formes : des variétés, musique, chansons et Geitscharäi, jusqu’à de hautes émissions d’histoire et de littérature, sans oublier la gastronomie et le tourisme. Avant l’ère des transistors, qui individualiseront et disperseront les auditeurs, on écoutait « encore » la radio en famille. Certains soirs, une émission littéraire, des lectures et des Hörspiele, un genre en soi ; les dimanches après-midi, qui se souvient ?, E Amel, animé par Tony Troxler et sa bande mulhousienne, avec l’appoint d’une Owerkochin qui dispensait des recettes de cuisine.

Rendant fidèlement compte des diverses émissions, les analysant et les jugeant avec sérieux, comme on critique une œuvre littéraire ou une représentation théâtrale, mettant en valeur les écrivains contemporains, saluant les jeunes talents, Anne Franck-Neumann avait acquis une connaissance étendue de l’histoire et de l’actualité culturelle et elle devenait elle-même un nom, une personnalité connue du public et des artistes.

Assez tard, sur le seuil de ses 70 ans, elle ressentit le besoin de donner forme à une œuvre personnelle ; elle rassembla ses nombreux poèmes disséminés au gré des circonstances et des occasions et composa un recueil, Lieder von Liebe und Tod und vom einfachen guten Leben, qui parut de l’autre côté du Rhin, à Kehl, chez Morstadt. 100 pages en allemand et une trentaine en alsacien (uf mülhüserditsch), sous la devise Jetz redd i in minre Sproch. Née en 1910, donc ayant suivi tout de suite après la guerre une scolarité française, dans « la plus française des villes d’Alsace », citoyenne française, bilingue, trilingue, pratiquant aussi l’anglais, la langue littéraire de ses chroniques et de sa création poétique était pourtant l’allemand classique. Les professeurs de la région ont minoré les Lieder de son recueil, parce que la forme et l’inspiration en sont traditionnelles. Et alors ? Ne soyons pas si snobs ! La bonne poésie est de tous les temps et existe sous toutes les formes.

On voudrait (on rêve) que certains de ses poèmes soient lus et récités dans nos classes bilingues. Par exemple, ceux qu’elle consacre à son chat, Pilou. Leçon d’empathie et de respect de la vie. Apprendre que « l’animal est une personne ». Mir fehlt ihr Eigensinn, das leise Schnurren und ihr freundlich Sein, / Ihr lustiges Gebaren und ihr warmer, guter Blick. / Mit meiner kleinen Katze war ich nie so ganz allein, / Die stillen Abende mit ihr – es war ein kleines Glück. On pourra comparer avec une version en alsacien: D’r Pilu. Er hat e manker Owe mit mir teilt, / In tiefer Einsamkeit un Arwet un Stille… Et au collège on comparera avec les chats de Baudelaire ! « Les amoureux fervents et les savants austères / Aiment également, dans leur mûre saison, / Les chats puissants et doux, orgueil de la maison… »

La même année, 1979, elle publia à Strasbourg, à la S.A.L.D.E., un recueil de comptines, Liewe alte Kinderreimle – Varsle un Liedle üs m Ower- un Unter-Elsass mit Bilder vu Ludwig Richter. Livre merveilleux, pleinement romantique, composé pour son petit-fils Florian et à destination de toutes les mamans et grand-mamans (ou Grossel) et de toutes les Écoles Maternelles des deux départements alsaciens. La préface de l’auteur est en français. « Tous, nous avons été bercés dans notre première enfance de comptines récitées ou chantonnées… Malheureusement, leur texte est en train de se perdre. » Remerciements à une amie de Lörrach, Margreth Krieg, qui lui a permis de retrouver quelques rimes qui s’étaient estompées dans sa mémoire et de compléter ainsi son petit recueil, car de part et d’autre du Rhin affleure une même culture populaire alémanique. On voudrait (on rêve) qu’un tel livre soit présent dans les bibliothèques de toutes les Maternelles de la Région Alsace, son achat financé par les pouvoirs publics régionaux…

Après ces deux livres, qui paraissaient couronner sa vie, la septuagénaire avait encore un projet qu’elle nourrissait depuis longtemps, qu’elle avait sans doute plusieurs fois différé, tellement cela lui paraissait difficile, mais qu’il lui fallait absolument réaliser, tant qu’elle avait la santé et les moyens. Un devoir de mémoire. Un devoir d’histoire. Elle m’en avait dit quelques mots. Elle se devait de raconter la terrible bataille de chars qu’elle avait vécue à Rittershoffen, janvier 1945, entre les troupes allemandes, revenues combattre et reconquérir ces terres d’Alsace à la lisière nord de la forêt de Haguenau, et les troupes des G.I.’s, les Amis, les Américains libérateurs, alors qu’il était clair dès l’automne 44 que l’Allemagne avait enfin été vaincue. (Mulhouse était libérée depuis le 22 novembre 1944.)

Dans Dorf im Nordwind, publié en 1994 seulement, et à compte d’auteur, elle relate en détails, jour après jour, les atrocités de la guerre, l’isolement, les privations, la faim, le froid, l’incertitude et la peur quotidienne. Mais, de toute son âme, elle relève également des moments d’humanité, des gestes de bonté, des actes de courage, la solidarité entre voisins, aussi celle des soldats, l’expérience de la fraternité. L’écrivain nous a donné à la fois un récit historique, solidement documenté, et une leçon d’éthique par des exemples. Un livre poignant, passionnant. On voudrait (on rêve !) qu’il soit disponible dans toutes les librairies d’Alsace et recommandé fortement par les professeurs d’histoire et de philosophie dans les classes terminales Abi-Bac.

Quand je me trouve place de la Réunion à Mulhouse, je m’arrête chaque fois devant la Maison Mieg et je lève les yeux ver l’oriel du premier étage. Là veille la bonne âme d’Anne Franck-Neumann, une de ces âmes accomplies de juste qui consolent et font que le monde continue malgré tout de tenir sur ses bases.

Jean-Paul Sorg
Philosophe