Le savant mulhousien Jean-Henri Lambert (1728-1777) et son historiographe Roger Jaquel (1907-1995)

Mulhouse est la ville natale d’un génie européen unique, Jean-Henri Lambert, savant et philosophe, esprit universel en plein siècle des Lumières. Membre de l’Académie des sciences de Berlin, section Physique, de 1765 à sa mort en 1777.  

Jean-Henri Lambert
(1728-1777)

Il naquit en 1728, dans une famille d’artisans, le père était tailleur et Johann le fils aîné devait lui succéder. Il n’avait pas douze ans, quand il inventa par la géométrie une méthode qui économisait l’étoffe que l’on coupait pour des chemises. (Cela se dit mieux en allemand : Sein geometrisches Talent bekundete sich in der Erfindung eines stoffsparenden Hemdenschnitts.) Il apprit seul l’algèbre et la géométrie d’Euclide. Comme Blaise Pascal ? lui demanda le roi des Prusse. Ja, Ihro Majestät, répondit-il.

Ses capacités intellectuelles le signalèrent à l’attention de son entourage dès l’enfance. Le magistrat de la ville ne concevant pas pour lui de meilleur avenir que pasteur, des bourgeois instruits prirent en charge sa formation, lui firent donner des leçons de latin et de français, si bien qu’il échappa de bonne heure à son milieu étriqué. A dix-huit ans, il gagna Bâle, engagé comme secrétaire par le juriste et historien Johann Rudolf Iselin. Deux ans plus tard, sur recommandation, il entra comme précepteur au service de la famille du comte von Salis à Chur. Avec ses deux élèves, il entreprit un tour d’Europe qui de ville universitaire en ville universitaire le conduit à Göttingen, de là le promène à travers les Pays-Bas (Leyden, Den Haag, Amsterdam), puis en France (Paris, Marseille, Nice), en Italie (Turin, Milan). Retour en Suisse par Zurich. Europe sans frontières.

Il parcourt ensuite, seul, l’Allemagne du sud, München, Augsburg, Erlangen, et y commence une carrière académique. Sa mise au point des systèmes de projections qui seront appliqués pour des atlas et des cartes d’état major, sa trigonométrie sphérique, ses techniques photométriques, sa théorie des comètes et sa cosmologie (exposées dans ses Cosmologische Briefe, 1761) le rendront célèbres parmi les savants, mathématiciens et astronomes. On lui doit aussi une démonstration du caractère nécessairement infini du nombre pi. Il a failli accepter un poste à l’académie de Petersburg, ce sera à Berlin que finalement il s’installera et s’imposera.

Une sorte d’affinité curieuse apparaît, aux yeux des historiens, entre la personnalité de Lambert, le profil de ses œuvres scientifiques, riches d’applications techniques, et certaines caractéristiques de sa ville natale. On le présente comme « un symbole de Mulhouse ». A l’occasion du premier centenaire de sa naissance, la municipalité lui fit ériger une statue, la colonne « Lambert » surmontée d’un globe terrestre figurant la carte du ciel. Attention, le troisième centenaire s’approche !

Elle est curieuse, cette affinité, on peut s’en étonner, car le jeune Lambert, qui partit à dix-huit ans, n’a pas été profondément marqué par sa petite ville, si ce n’est qu’il y reçut une éducation protestante sévèrement piétiste qu’il conserva, mais surtout Mulhouse, alors, n’était pas encore Mulhouse ! Elle n’était pas encore devenue ce qu’elle est, l’industrieuse, l’industrielle. Sa première véritable industrie, une manufacture d’impression sur tissus, fut fondée en 1746, juste l’année où le jeune Lambert la quitta et s’en émancipa… Le règne déterminant du chancelier Josué Hofer ne commença qu’en 1748 (pour durer un demi-siècle jusqu’à l’absorption de la cité dans la nation française). Malgré ces faits chronologiques, on ne peut s’empêcher de reconnaître – ou de fabuler – une parenté spirituelle entre le génie industriel de la ville et le génie de Lambert tourné vers les mathématiques appliquées et représentatif d’un rationalisme empirique qui se garde de la spéculation ou de l’idéalisme. A Kant, son contemporain, la raison pure ; à lui la raison appliquée. Pour caractériser sa philosophie, il a inventé le mot « Phénoménologie », qui ne connaîtra une grande fortune compliquée qu’avec Husserl au début du XXe siècle. Lui, Lambert, entendait par là assez simplement que la tâche rigoureuse des savants est d’observer, de décrire et de mesurer les phénomènes, les « choses mêmes », sans permettre à l’imagination de courir tout de suite aux causes, aux fondements ontologiques. Bref !

L’incontestable connaisseur, le grand spécialiste de la vie et des travaux scientifiques de Jean-Henri Lambert s’appelle Roger Jaquel, qui fut professeur d’histoire et de géographie au lycée de… garçons Schweitzer, de 1945 à 1968. Sa silhouette nous était familière dans la salle de lecture de la Bibliothèque municipale. Sa discrétion même, la grisaille de son costume, le même quelle que fût la température, et sa permanence, toujours à la même table, éveillaient la curiosité. Elève au Lambert, n’ayant pas eu la chance de bénéficier de son enseignement et d’être connu de lui, je n’ai jamais osé l’aborder. Juste un salut de la tête. Un ami me parla de ses recherches pointues sur la Révolution française en Alsace, d’un article documenté sur Euloge Schneider le prêtre terroriste, publié dans Les Saisons d’Alsace en 1964. Vingt ans plus tard, années 1980, ayant rang de « jeune collègue », je pris l’habitude d’échanger avec lui quelques mots. Je me piquais alors de « philosophie alsacienne ». Il me regardait avec perplexité. Je lui fis part de mon projet de composer un numéro spécial des Saisons et l’engageais à collaborer par une étude sur Lambert. Il me répondait : je ne suis pas philosophe. Ce serait un article d’histoire, lui dis-je. Il me répondait : je ne suis pas historien, je suis historiographe. Je ne saisissais pas toute de suite la différence. Ce n’est qu’en lisant sur le sujet un recueil de ses « études critiques et commentaires », éditions Ophrys, 1977, que je mesurai l’ampleur de son travail… infini qui avait pour but essentiel de « combler une série de lacunes gênantes dans la connaissance de Lambert ». Appréciez « gênantes », c’est le collectionneur qui s’exprime. Il n’espérait rien moins qu’une « nouvelle édition complète de la bibliographie fondamentale », la dernière datant d’avant la guerre

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Roger Jaquel
(1907-1995)

Les seuls voyages qu’il ait jamais entrepris, semble-t-il, ont consisté à passer partout où Lambert est passé et a laissé des traces, partout aussi où il avait des correspondants et des disciples, comme en Grande-Bretagne, partout encore où des érudits de son espèce ont produit et déposé des documents. Donc, à travers toute l’Europe, jusqu’à Riga, jusqu’en Russie. C’étaient ses aventures de chercheur. Il savait assez de russe. Assez de latin et d’italien. Il savait à fond tout ce que Lambert savait, en mathématiques et en astronomie, ce qui était énorme et pas à la portée d’un lettré ordinaire. Il a compulsé toutes les encyclopédies et en a tiré un « essai historiographique sur la façon dont les encyclopédies générales étrangères présentent le mulhousien Lambert ».

Le fonds « Lambert » à la Bibliothèque de Mulhouse est un fonds Jaquel. Il avait légué par voie notariale toute sa documentation, près de 2000 ouvrages et dix sacs de fiches de toutes sortes, manuscrits, tapuscrits et reproduction de coupures de presse. Vous devez absolument écrire une biographie, lui avais-je répété, vous seul pouvez le faire. Il me regardait, ses yeux clignaient, il soupirait : je ne suis pas biographe, je suis bibliographe.

Demeurent de remarquables fragments de biographie critique. Comme cette analyse sans appel du « problème nuancé de la nationalité du Leibniz alsacien ». Trois nations réclament sa gloire : la France, la Suisse et l’Allemagne. Mais en son temps, Mulhouse n’était pas française, ni suisse à vrai dire, seulement « zugewandert », associée sous condition à la Confédération. Parce qu’il a vécu plus longtemps en Allemagne (Bavière et Prusse) qu’à Mulhouse et qu’il a beaucoup publié en allemand, l’Allemagne le voulait, la démocratique et la fédérale. Mais c’est abuser. Il faut faire l’effort intellectuel de se placer à une époque pré-nationale de l’Europe, son identité n’était en aucune façon « nationale » et le plus honnête en définitive est de l’identifier comme « savant et philosophe mulhousien » un point c’est tout.

Jean-Paul Sorg
Philosophe