Mulhouse, Mìlhüsa pour les intimes, a régulièrement choisi, durant sa longue et riche histoire, des solutions originales et innovantes pour relever les nombreux défis qui se présentaient à elle, que ce soit pour améliorer son développement ou tout simplement pour se défendre.
On pense bien sûr à son alliance diplomatique avec les Confédérés suisses, initiée au XVe siècle lors de l’épisode de la Guerre des Six deniers (1466), ayant constaté l’inefficacité de son alliance défensive traditionnelle avec ses partenaires de la Décapole. Une alliance qui se révèlera providentielle moins de deux siècles plus tard, lors de la Guerre de Trente Ans (1618-1648), la neutralité suisse permettant à notre ville d’échapper aux horreurs qui désolèrent tout le reste de la région, Strasbourg exceptée.
Il va de soi qu’une telle marge de manoeuvre n’a été possible que grâce aux liens culturels et linguistiques qui rapprochaient Alsaciens et Suisses dans l’espace alémanique, la « Suisse romande » n’existant pas encore à l’époque.
La révolution industrielle, initiée à Mulhouse bien plus tôt qu’ailleurs, eut un effet inverse. Le besoin croissant de main d’oeuvre favorisa un exode rural qui ne s’arrêta pas aux alentours culturellement homogènes, mais attira aussi des populations francophones, venues de Lorraine ou de Franche Comté. Au XXe siècle, ce furent les Polonais réputés pour leur compétence dans les mines, bienvenues avec la découverte des gisements de potasse, puis les vagues migratoires des pays du sud de l’Europe, et enfin du Mahgreb, le XXIe siècle y ajoutant Turcs, Tchétchènes et Africains subsahariens.
Mulhouse, toute à son essor industriel, est devenue dès le XIXe siècle la ville d’Alsace la plus hétérogène dans sa population et la plus francophone. Une mixité qui n’a cependant jamais effacé entièrement ses origines alémaniques, et où la tradition ouvrière avait même entretenu une culture populaire, autour du personnage croustillant et attachant du « Mìlhüser Wackes », « frach » à souhait, comme on dit ici, mais au bon cœur. Ainsi, on vit longtemps se côtoyer une forte mixité sociale et linguistique, avec la permanence typiquement mulhousienne de l’expression alsacienne, comme le « Herren’Owa » ou les poésies de Tony Troxler. C’est là que battait le coeur de Mulhouse, sa culture populaire, ouvrière et imagée.
Enfant, scolarisé fin des années soixante à l’école Kléber, j’étais un gamin du Rebberg, acculturé comme il se devait alors. En effet, l’Allemand et sa variante Alsacienne étaient alors considérés, dans ce milieu, comme éminemment suspects. Lorsque j’ai choisi en priorité la langue de Goethe au collège, je me souviens que mon frère et ma soeur me demandèrent si j’étais devenu nazi. Et dans une certaine bourgeoisie, il était de bon ton de ne pas comprendre un mot d’allemand, trouvant au seul Anglais toutes les vertus de la modernité et de la respectabilité.
Malgré mon jeune âge, j’ai été choqué lorsque des camarades de classe, dialectophones qui se hasardaient à en user en classe, se prenaient des gifles du directeur de l’école. Une première expérience dérangeante, qui, loin de me dégoûter, m’a au contraire donné envie de défendre cette spécificité, et pour ma part d’améliorer ma maîtrise de l’Allemand.
Sans surprise, ce choix fut le bon. Je dois essentiellement à ma bonne connaissance de l’Allemand non seulement ma carrière professionnelle dans la finance, mais aussi l’accès à un nombre infini de sources indispensables à ma passion de toujours, l’Histoire, alsacienne ou plus globalement axée sur la Mitteleuropa.
Et plus généralement, face à tant de découragement entendu ici et là, de Mulhousiens inquiets de leur avenir, sans perspectives, certains sans travail, je ne saurais mieux leur recommander de saisir l’opportunité de notre spécificité culturelle, d’entretenir leur Allemand ou leur Alsacien, autant de gages d’échanges économiques, professionnels ou culturels avec nos cousins alémaniques de Bade ou de Bâle. Leur tourner le dos, c’est faire de notre ville un « cul de sac culturel » mais aussi se tirer une balle dans le pied, au vu de leur insolente prospérité actuelle. Une prospérité qui d’ailleurs n’a pas toujours été figée : longtemps Mulhouse fut la ville la plus attractive de la région, où même des Bâlois venaient chercher du travail. La roue de la fortune tourne au fil des temps, mais pour qu’elle revienne nous sourire, n’oublions pas d’où nous venons, quels magnifiques défis nos ancêtres ont relevé aux pires heures de leur histoire, et où la diversité linguistique et culturelle toujours se présenta comme un avantage.
J’aime ma Mulhouse natale pour sa singularité si forte, pour ces sursauts inattendus qui chaque fois l’ont remise sur selle, lorsque tout le monde la croyait perdue. Et si sa mixité de population a aussi été sa force, cet ancien tissu culturel du Milhüserditsch en reste le ciment fondateur, qu’il nous importe de protéger de la disparition si on ne veut pas y perdre notre âme et se résigner à n’être plus qu’une ville post-industrielle comme les autres, en peine de se réinventer.
Éric de Haynin, passionné d’histoire et de dessin, auteur d’une histoire illustrée de l’agglomération mulhousienne, de l’an zéro à nos jours