ETM et TAM

L’esprit de la ville dans l’esprit de son théâtre

Après la fondation de l’ETS  (Elsässisches Theater Strassburg), qui pour sa première, le 2 octobre 1898, avait choisi de monter une adaptation du roman français L’ami Fritz, c’est dans sa foulée, sur son exemple, que furent créés l’année suivante l’ETM (Elsàsser Theater Milhüsà), assemblée constituante le 21 janvier, et l’ETC  (Elsässisches Theater Colmar ), le 28 juin. D’autres villes, plus petites, suivirent. C’était à travers le pays un même puissant mouvement d’affirmation… identitaire, comme on dirait aujourd’hui. Un acte politique, culturo-politique. Une manière éclatante de signifier aux… autres, aux Prussiens, qu’on était différent, particulier. On ne parlait pas haut-allemand, mais son dialecte.

Frondes

Peut-être les fondateurs de l’ETM, qui ont publié simultanément une revue littéraire – Mitteilunge üs’m Elsàsser Theater -, se montrèrent-ils à l’occasion plus frondeurs encore – frecher noch – que les Strasbourgeois ? La réputation de francophilie des Mulhousiens était déjà bien assise. Ils exaltaient, en français justement, le réveil alsacien. «Un courant d’idées nouvelles et bienfaisantes pousse généreusement le peuple alsacien à secouer sa torpeur maladive et lui donne la force de caractère nécessaire pour pouvoir, une bonne fois, revendiquer pour lui son dialecte et les signes caractéristiques qui lui sont propres.» Leur noble ambition: « Nous voulons empêcher le peuple alsacien de dégénérer, maintenir intacte et pure notre langue nationale et garder les us et coutumes propres à notre race… »

Cette tradition de francophilie, et de suspicion, pour le moins, vis-à-vis de la germanité, a été rappelée et soulignée lors de la célébration du centenaire du TAM en 1999. «’S Elsàsser Theater hat in unserem Land e Mentalität gebilde, wu gega àlle Germanisation’s Versüech immun g’màcht hàt… Nur so isch d’elsassische Seel im Frankrich erhàlte bliwe…»  Cependant, fut-il dit d’un même souffle, sur la voie d’une Fédération des peuples d’Europe, c’est « grâce à notre dialecte et notre parfaite connaissance de la langue française» qu’au-delà de tout repli identitaire « notre province et en particulier notre ville de Mulhouse auront un rôle primordial à assumer… » Etc. Comme quoi : encore à l’heure de l’Europe unie et d’une solennelle franco-allemande vivace depuis quelques décennies, les Alsaciens, quand ils tiennent un discours officiel, se sentent obligés d’affirmer au préalable leur fidélité à la France et leur non-germanité de toujours. Ce n’est qu’une fois ces précautions prises, ces assurances données, qu’ils peuvent se permettre d’exprimer leur volonté de conserver et de cultiver leur dialecte alémanique.

Si en 1899 du temps du Reichsland, l’affirmation de la culture dialectale (dans la littérature et le théâtre) avait manifestement le sens d’une résistance, d’une protestation contre les menaces d’une germanisation prussienne et bavaroise, de nos jours il s’agirait plutôt de protéger le dialecte de l’habitude du français, devenu pratiquement langue maternelle, et de lui ménager, dans la vie culturelle, quelques sites, quelques refuges, quelques créneaux. Dont le théâtre. L’école aussi, de la Maternelle à l’université, et la presse, les médias en général, la signalétique des lieux et les Stammtisch… Nous en sommes arrivés à un point où on ne pourra d’ailleurs pas se contenter de « protéger » des îlots de dialecte restants ; il faudra, en ces îles, cultiver le dialecte, le faire croître, avec infiniment de soin et d’amour. L’amour des jardiniers, dont les parcelles sont petites, mais ce qu’on plante pousse en beauté.

Souvenirs de la fête du centenaire en 1999

J’y étais. Ce fut une belle fête. La troupe avait choisi la formule de la Revue. Elle ne reprit pas Mi Tante, une pièce de Lueger et Braunschweig, qui avait été écrite et montée spécialement en 1899 pour la Première. Mais de cette comédie de caractère, aux allures maintenant vieillottes, elle a retenu quelques extraits rehaussés par une mise en scène alerte et les somptueux costumes d’époque. En deuxième partie, une ingénieuse adaptation (modernisation) de quelques scènes de la comédie politique de Gustave Stoskopf, D’r Kandidat, qui avait fait grincer des dents à la Belle Époque (1900). Ce candidat, transposé dans le monde d’aujourd’hui, on le voyait promettre tout ce qu’ils voulaient, aux Verts et au parti des Cyclistes ! Une comédie de mœurs, en écho à des moments choisis de Hit wird g’erbt, de Freddy Willenbucher – en 1976, premier prix du Concours Lucien Dreyfus. Franc succès, tant sont incroyables, mais vraies, les situations et si irrésistible la mauvaise foi des personnages les plus dynamiques. Ils mentent avec un tel culot! Ils y croient, ils sont sincères dans leurs mensonges. Les contradictions ne leur font pas peur ! Éternelle comédie humaine.

Mais n’est-il pas significatif, et n’est-ce pas un indice pour l’avenir, que les scènes qui ont peut-être marqué le plus les spectateurs, si l’on se fie à l’applaudimètre (en l’occurrence, mon pifomètre…), ce sont celles du Bourgeois Gentilhomme, D’r Adelsichtiga Tuechhandler. Ah! ces classiques leçons de danse, d’escrime et de philosophie! Ici parfaitement rendues en alsacien. Traduction remarquablement précise et souple (en même temps) de Tony Troxler, Freddy Willenbucher et Joseph Schmitt. Un chef d’œuvre ! Un exemple donc. Le Président a eu raison, dans son éditorial du bulletin 100 Johr ETM-TAM, d’insister sur la nécessité « d’élargir nos répertoires, à la fois en ce qui concerne leur thématique et en ce qui concerne leur provenance, au travers de traductions et d’adaptations d’auteurs nationaux ou internationaux ». Peut-être qu’en effet la créativité dialectale, dans notre théâtre, se fera plus rare à l’avenir, sous une forme vraiment originale, mais que traductions et adaptations y suppléeront, qui pourront se révéler aussi fécondes qu’en français certaines adaptations signées par Sartre, Anouilh ou Cocteau ? Le théâtre, depuis l’antiquité, a toujours largement vécu d’emprunts, de transpositions, de reprises, de bricolages, réalisés sous l’empire de la nécessité ou du besoin, du désir.

Entre des extraits de pièces, ayant valeur d’échantillon, les prologues et intermèdes furent musicaux et chorégraphiques. Vitalité d’un théâtre qui a ses choristes et son groupe folklorique, ses décorateurs aussi et ses machinistes. De sorte qu’on y sait tout faire et qu’il y a là un capital infiniment précieux, accumulé au cours des ans, à travers les générations. Un capital fragile, cependant, dont on ne peut s’empêcher toujours de craindre des réductions, un fatal appauvrissement.

D’Kinder han ‘s letschda Wort

Tout au long du spectacle, pour assurer la transition entre ses différentes parties, deux enfants (du Kindertheater ) apparaissaient sur le devant de la scène, un petit garçon et une fille un peu plus grande, avec des couettes. Ils n’étaient pas costumés, ils se tenaient là dans leur état naturel, en quelque sorte, mis comme chez eux ou comme ils pouvaient l’être à l’école. Ils répondaient à l’Esprit du TAM qui, restant caché dans les coulisses, les interpellait de sa voix grave et évoquait rêveusement pour eux les débuts, les fondations, puis les grands moments de l’histoire de ce théâtre si vieux déjà, mais capable de rajeunir. Il en donnait la preuve dans ce dialogue même, merveilleusement rimé par Huguette Durr, entre l’Esprit centenaire et les enfants d’aujourd’hui, promesses de continuité et de renouveau. On y entendait simultanément l’histoire et l’espérance, l’espérance dans le plaisir de la langue – de cette langue de plaisir – vivifié par le plaisir de la rime. En définitive, qui l’eût cru, c’est la littérature qui sauve tout.

Jean-Paul Sorg
Philosophe