Une histoire des futurs à Mulhouse : un destin collectif en dent-de-scie

S’il y a bien une constante historique à Mulhouse de l’après-guerre à nos jours, c’est le couple crise et espoir. La ville n’a cessé d’avancer sur cet antagonisme, comme un funambule sur une crête glissante entre des incertitudes compromettantes d’un côté et des futurs possibles et souhaitables de l’autre. Elle a ainsi cultivé tout au long des décennies des aptitudes collectives qui ont produit un élan collectif de transformation territoriale, tantôt radical tantôt partiel, qui reste unique en France.

Vers une aventure radieuse des futurs à Mulhouse

Contrairement à l’image d’Épinal des Trente Glorieuses, les années d’après-guerre sont à Mulhouse difficiles et très marquées par la crise des années Trente. La crise industrielle est structurelle entre 1950 et 1962, à cela se rajoutent la crise des valeurs, les nouvelles mutations de la société de consommation et la réorientation des commerces avec une Europe communautaire synonyme de plus de concurrences. À la Société Industrielle Mulhousienne (SIM), les décideurs choisissent de s’unir pour apporter des solutions aux problèmes du moment, puisqu’il s’agit selon eux de question de « vie et de mort ». De nouveaux points de rupture émergent. L’élite locale décide de prendre ses responsabilités et de saisir les opportunités dans la nouvelle course au progrès scientifique et technique sous peine de risquer la « ruine ».

Dans cette perspective peu réjouissante de son futur, l’élite locale organise, avec le concours de sachants et d’experts, plusieurs journées thématiques de la fin des années 1950 au début des années 1960. L’objectif est d’ouvrir un nouveau champ des possibles ici et maintenant grâce aux thématiques essentiellement tournées autour du progrès économique et social : textile, mécanique, urbanisme, scientifique, tourisme. Pierre Sudreau, ministre de la Construction, invité à participer, souligne que la ville « donne une leçon que nous (la France) devons suivre et qui est avant tout une leçon de modestie », un autre responsable estime que Mulhouse laisse une devise à la France « prévoir pour ne jamais subir ». La foi en l’avenir supplante alors l’angoisse devant les accélérations des mutations. Décider de l’avenir dans l’incertitude et sans garde-fou semble un pari risqué que l’élite mulhousienne cherche à sécuriser en incluant au mieux tous les acteurs du territoire pour que chacun puisse être « animé d’une inquiétude créatrice et féconde » pour reprendre la formule de Jacques-Henry Gros.

Mulhouse se détache alors de la vision planifiée étatique du développement et de l’aménagement en s’engouffrant par elle-même dans les possibilités, porteuses d’émerveillements, de l’avenir sans pour autant sauter dans « l’inconnu ». Les résultats deviennent mesurables, quantifiables et séquentiels. Les transformations instaurent un ordre politique, l’« entente communale » permet une gouvernance redoutable à l’échelle locale pour réussir la concrétisation des projets imaginés, aussi bien dans l’enseignement supérieur (création de l’Université de Haute-Alsace) que dans l’aménagement du territoire (restructuration de la ville, création de la ZUP, campus de l’Illberg, transformation du paysage urbain et territorial, création de la zone industrielle au bord du Rhin, structuration politique d’une agglomération mulhousienne, et multiples réalisations communautaires). Un supplément des Dernières Nouvelles éclaire justement cette radicalité : « En 1967-68, un Mulhousien, de retour d’un très grand voyage qui lui aurait demandé une dizaine d’années, ne reconnaîtra plus sa ville ». La course au progrès compose avec l’attitude de l’élite locale dans l’engagement par « amour » de la ville, par un certain sens de l’intérêt général et du civisme, comme une forme de « progrès-sagesse », et par le remplacement du « je » au profit du « nous ». Cet engagement vers le futur a permis de reconfigurer une métamorphose de Mulhouse pour en faire une ville de création collective, de transformer la société, et c’est la définition même du « municipalisme » que donne l’historien et philosophe Murray Bookchin.

La deuxième vague : du déclin à des promesses d’avenir en porte-à-faux

L’âge d’or des capacités endogènes de changement décline et sombre dans les abysses à partir des années 1970 jusqu’à la fin des années 1980. Le contexte socio-économique national, régional et local contribue à son essoufflement. D’autres aléas, comme la montée en puissance du néolibéralisme, la fin des dynasties industrielles ou encore l’entrée de « technostructures » avec de nouveaux acteurs comme la DATAR et la région Alsace vont à leur tour éteindre définitivement toute velléité de création locale.

Le sursaut mulhousien, au tournant des années 1990, s’inscrit dans un contexte géopolitique d’unification européenne, de décentralisation nationale et de désagrégation locale, quand certains ne parlent pas tout simplement d’effondrement mulhousien. La ville entend utiliser une nouvelle fois l’imaginaire collectif pour retrouver une autorité ébranlée dans cette nouvelle crise socio-économique afin de légitimer sa position à l’échelle régionale. Des groupes de réflexion sont lancés au courant des années 1990 avec parfois une participation directe des citoyens dans les projets concrets d’avenir. C’est l’une des premières pratiques en France. La « reconquête » économique, comme ils la nomment, va de pair avec l’émergence nouvelle des problématiques environnementales dans le débat public. L’émergence de cet imaginaire collectif n’est plus tournée exclusivement vers le « progrès », comme ce fut le cas lors de la première aventure, mais vers cette idée floue du « développement durable », cet oxymore et ce pléonasme, pour réconcilier ce qui ne peut l’être, d’après les dernières recherches scientifiques : l’économie et l’écologie. Il y a un véritable projet collectif de transformation autour de ce concept. La ville devient néanmoins en 1992 la première en France à signer avec l’État une charte de l’écologie urbaine et de la qualité de vie, et la mairie se dote au même moment d’une mission interservices pour le respect de l’environnement en prise directe avec le maire et le secrétariat général. Vingt-cinq ans plus tard, la désillusion est grande. Mulhouse est inexistante dans les classements nationaux sur ces thématiques. L’échec s’explique plus par une conduite de réassurance, comme refondation de l’être et l’agir collectif, que par une réelle volonté d’aventure. Le développement durable a servi de prétexte à Mulhouse pour réunir les acteurs engagés et divisés, pour affirmer son identité, son récit politique et son marketing territorial, pour se démarquer de la région, à l’image, encore une fois, de l’indépendance de la République de Mulhouse. Cet épisode fastidieux a laborieusement permis de mettre en place le tram et la structure politique et administrative de l’agglomération qui fut l’une des dernières en France à se constituer avec Marseille.

La troisième vague : des risques d’effondrement systémique, à la résilience du territoire ?

Pour remédier à cet élan collectif partiellement réussi des années 1990, une troisième aventure s’est ouverte en 2017 en incluant une centaine d’acteurs locaux par l’intermédiaire d’une démarche universitaire portée par des études scientifiques. Mais voilà, à l’horizon 2040, les résultats sont sans appel pour le sud Alsace : l’espace sud alsacien tend vers des risques d’effondrement systémique. Pour faire simple, la dégradation biogéophysique du système Terre (climat, ressources, énergies, limites planétaires) et les lourds enjeux socio-économiques de la ville ne font pas bon ménage. Le couple est toxique. Mulhouse parviendra-t-elle à susciter, une nouvelle fois, une communauté de destin pour mettre en place des actions radicales de résilience territoriale, afin de mieux supporter les chocs et les crises en cours et à venir, ou bien la ville se laissera-t-elle emporter inexorablement dans les tréfonds ? Ce sont les défis que la cité du Bollwerk devra affronter pour le demi-siècle à venir.

Adrien Biassin
Docteur en histoire contemporaine
Sujet : « La prospective en Sud Alsace dans tous ses états : de son histoire à son renouvellement »