L’ancienne république libre de Mulhouse n’est pas à un paradoxe près : alors qu’il s’agit du tout dernier territoire alsacien devenu français (en 1798, soit 150 ans plus tard que les premières conquêtes de Louis XIV en terre d’Alsace), c’est sans doute la ville alsacienne où le basculement linguistique en faveur du français s’est le plus rapidement opéré. Quelques pistes de compréhension de ce phénomène qui a de quoi interpeller et qui mériterait une analyse approfondie.
Une présence francophone précoce
La république libre de Mühlhausen, alliée aux cantons suisses dès 1515, passe à la réforme dès 1523 et adhère pleinement au Calvinisme, dès 1556. Or Calvin est un prédicateur français réfugié à Genève et son expression est… francophone, ce qui le distingue notablement de Luther qui fonda son enseignement sur la traduction en allemand de la bible, à la base comme chacun sait de la langue allemande « standard ». Il n ‘y eut donc pas de la part des « protestants calvinistes mulhousiens », le même attachement viscéral à la langue allemand que lui témoignent par le monde de nombreuses communautés protestantes, d’obédience luthérienne. Ainsi, dès 1657 est proposé par l’église des franciscains de Mulhouse, un culte protestant en langue française. Une communauté protestante francophone, influente, s’établit donc très tôt à Mulhouse, dès le 17ème siècle. Mulhouse accueillit également des réfugiés huguenots français.
Une révolution industrielle marquée du sceau de la francophonie.
Si le démarrage industriel de Mulhouse date de 1746, avec les premières toiles imprimées, il faut cependant attendre le règne de Charles X (1824-1830) pour qu’apparaissent trois grandes institutions (la société industrielle en 1826, la chambre de Commerce et la bourse du Coton en 1828), moteurs de la francophonie à Mulhouse, qui ont fait de la ville le centre régional incontesté de l’industrie cotonnière. Or, le tropisme et la francophilie de la bourgeoisie Mulhousienne étaient alors d’autant plus grands que le prestige de langue française était alors majeur, et du fait que la France constituait le principal marché des produits mulhousiens. Il était de coutume pour les élites mulhousiennes, même avant l’intégration politique à la France, d’envoyer leurs enfants suivre leur scolarité dans des écoles de « Vielle France », ce qui accéléra la francisation rapide de la bourgeoisie mulhousienne, des « Fabrikherren » et de leur famille. Les autres couches de la population, majoritairement germanophones, étaient toutefois forcément perméables à cet exemple « venu d’en haut » des élites mulhousiennes.
Un prolétariat partiellement francophone
Toutefois, la seule francophilie et (rapidement) francophonie des élites mulhousiennes n’auraient sans doute pas été suffisantes pour induire un tel basculement accéléré, sans les phénomènes migratoires majeurs que connut Mulhouse, désormais française, tout au long du 19ème siècle., jusqu’au retour dans le giron allemand en 1871. Des immigrants de multiples origines, pour lesquels le français s’avérait alors la langue d’intégration « logique », en dépit d’une scolarisation fort limitée des enfants et d’un alsacien alors encore massivement « langue de la rue ».
De 1798, date d’intégration à la France, à 1830, la population de Mulhouse fait plus que doubler : elle passe de 6 000 à 13 000 habitants. Pendant le deuxième tiers du XIXe siècle, la croissance de la population est spectaculaire : on atteint les 20 000 habitants en 1844, les 30 000 en 1848, les 50 000 en 1858, les 60 000 en 1866 et les 65 000 en 1870.
Sur 100 immigrants, 65 viennent d’Alsace, mais une part non négligeable de ce prolétariat est issu de » Vielle France » et de Suisse francophone. On l’estime entre 10 et 20 %, ce qui permit très vite à la langue française d’infuser dans toutes les couches de la population de Mulhouse, désormais française.
Une ville négligée du temps du Reichsland ?
Mulhouse devient allemande en 1871. Les autorités allemandes ont toutefois toujours considéré avec une certaine méfiance cette ville réputée « francophile et francophone » qui avait demandé, geste de bravade, son rattachement à la Suisse lors de l’annexion à l’Allemagne en 1871. Si Mulhouse a profité de l’incroyable dynamique économique et sociale du Reich Willhemnien, ainsi que des colossaux investissements publics en Alsace de la part du Reich allemand, ce fut dans une bien moindre mesure que Strasbourg et Colmar par exemple. La fonction administrative de la ville étant réduite, l’immigration des « Altdeutschen » à Mulhouse s’avéra moindre, même si l’un des grands Burgemeister de la ville d’alors fut un « Altdeuscher », en la personne de Carl Hack. Premier maire fonctionnaire, de 1887 à 1901, réputé francophile, il œuvre pour les Mulhousiens pendant près de quinze ans, et remodela et modernisa profondément la ville, malgré l’inimitié et la germanophobie dont il était parfois la cible. En effet, les élites protestantes restées à Mulhouse, (beaucoup ayant toutefois émigré), influencées par la franc maçonnerie, continuaient à entretenir leur amour pour la France et la langue française. La CCI de Mulhouse s’évertuait ainsi par exemple à communiquer en français avec les autorités allemandes et l’on trouve dans ses archives, moulte courriers adressés à (sic) « sa majesté Guillaume, empereur d’Allemagne », en parfait français dans le texte.
Une mutation linguistique irrémédiable ?
Force est donc de constater que de la mutation de Mulhouse en faveur de français s’est réalisée sur la pression de forces diverses, intrinsèques à la sociologie et à la politique mulhousienne. Mulhouse, riche d’immigrants de diverses origines, (on ne compte actuellement pas moins de 136 nationalités dans cette ville), a toujours été une « tour de Babel », avec comme élément fédérateur deux langues historiquement concurrentes, le français et l’allemand, ce dernier essentiellement sous sa forme dialectale. Pourquoi ne pourraient-elles pas fonctionner désormais de concert, en parfaite synergie ? Aujourd’hui, la pratique du si savoureux dialecte mulhousien s’avère très minoritaire, sporadique, voire rarissime dans l’espace public, même s’il résiste dans quelques endroits et niches (marché de Mulhouse, théâtres, Herra Owa etc…). La population de « souche alsacienne » est également de facto minoritaire à Mulhouse. On entend bien plus les langues des récentes immigrations (le turc, l’arabe, le vietnamien, des langues slaves, le roumain…) dans les rues de Mulhouse, dans les transports publics, que l’Alsacien. Des efforts sont toutefois déployés, de la part de la Municipalité comme de nombreuses associations, pour valoriser la langue régionale à Mulhouse et au minimum en préserver la trace, si ce n’est lui assurer les conditions d’un rebond. Mulhouse compte grâce à l’association ABCM l’une des rares écoles immersives (en langue régionale allemand/alsacien) d’Alsace (Regioschule ABCM).
Une nouvelle ambition pour la langue régionale ?
La langue et la culture régionales, valorisées en qualité de « patrimoine particulier commun à tous les Mulhousiens, quelle que soit leur origine », pourrait constituer, aux côtés du français, un ciment, un levier d’identification et d’intégration, un facteur de cohésion et et de rayonnement de la ville ! Bien plus qu’exclure, ce dont on l’a parfois indûment accusée, elle pourrait fédérer tous les mulhousiens autour de ce particularisme mulhousien et favoriser un nouvel patriotisme mulhousien, une nouvelle fierté d’appartenir et de contribuer à l’avenir de cette cité si sympathique et singulière en Alsace. « La place de la Réunion », au cœur de la cité, porterait ainsi pleinement et encore plus opportunément son nom.
A cette fin, dans le cadre d’une ambitieuse politique linguistique et culturelle, l’objectif majeur serait de mettre en contacts répétés et réguliers tous les Mulhousiens avec la langue et culture régionales, de leur donner l’envie de s’y s’intéresser, de se familiariser avec elle, de la comprendre, afin de mieux appréhender leur environnement linguistique et culturel, et pourquoi pas de l’apprendre et de la pratiquer en de multiples circonstances qu’il conviendra également de favoriser.
Patrick Hell
Patrick Hell
Schick‘ Süd-Elsàss Culture et Bilinguisme