Contrairement à une présentation dévalorisante de la culture régionale, celle-ci ne correspond nullement à un « repli identitaire », mais au contraire une ouverture sur l’Europe et une illustration de la diversité des cultures qui sous-tend le projet européen. La culture régionale n’est pas non plus une façon de mettre en cause la culture française et le cadre national : la France s’enrichirait de la diversité de ses cultures régionales si elle les mettait davantage en valeur. Ce ne sont pas les langues et cultures régionales qui mettent en danger la République mais bien la République qui refuse de donner aux langues et cultures régionales le cadre légal et les moyens qui leur permettraient de s’affirmer.
1) Langue régionale et bilinguisme
On s’imagine parfois que des mesures significatives existent déjà garantissant l’existence des langues régionales. Pour beaucoup de personnes qui ne connaissent pas bien le sujet, la prise de conscience est réelle et les actions engagées nombreuses. Sans nier l’intérêt des initiatives et l’engagement des personnes, la réalité en Alsace est toute différente: la disparition du notre langue régionale se poursuit dramatiquement, les connaissances en allemand standard ou en dialecte des nouvelles générations sont de plus en plus mauvaises, la production littéraire et artistique alsacienne est marginalisée, la part de subventions éducatives et culturelles consacrées à la langue et la culture alsacienne est inférieure à 1%.
Au regard, d’autres régions françaises qui ont su mettre en œuvre des actions efficaces (Corse, Bretagne, Pays Basque), le soutien des institutions en faveur de la langue et la culture d’Alsace est faible. Il est plus que temps de prendre le contrepied de cette évolution fatale.
Les actions nécessaires :
Ainsi que cela est reconnu par le plus grand nombre des élus, par les autorités administratives et par les militants associatifs, notre langue d’Alsace et de Moselle est constituée à la fois par la diversité des dialectes alémaniques et franciques de nos départements et par l’allemand standard, qui constitue depuis des siècles la norme écrite commune de ces dialectes. Il faut reconnaître et promouvoir ces deux aspects de notre langue : les dialectes n’ont rien de passéiste et l’allemand n’a rien d’étranger.
L’allemand fait l’objet d’un enseignement renforcé en Alsace et en Moselle. Néanmoins cet enseignement reste largement déficient. Les connaissances en allemand des jeunes générations sont en moyenne tellement médiocres qu’elles sont incapables aussi bien de s’approprier le patrimoine culturel germanophone de leur région que profiter des opportunités d’emploi de l’autre coté de la frontière.
Depuis plus d’une vingtaine d’années, on a développé, sur l’insistance des associations et des parents, un nouveau modèle d’enseignement précoce et intensif en allemand : les classes bilingues paritaires. Mais encore aujourd’hui ces classes ne représentent qu’une faible proportion des élèves (15% en primaire en Alsace, moins de 4% dans le secondaire et de façon générale encore moins en Moselle). La part des classes en immersion et des classes qui font aussi une place aux dialectes est encore beaucoup plus limitée.
Le développement d’un enseignement efficace en allemand-langue régionale est freiné par l’absence d’une formation spécifique des enseignants appelés à enseigner les différentes matières en allemand dès la maternelle. Les cursus universitaires ne forment que des germanistes classiques. Les autorités académiques traitent l’enseignement bilingue comme un problème, une complication non souhaitée et non comme une formidable opportunité pour nos trois départements.
On ne peut donc se satisfaire de quelques aménagements à la marge : il faut une réorganisation en profondeur de notre système d’enseignement pour tenir compte de cette dimension essentielle. Ceci implique notamment :
– le vote de dispositions législatives qui reconnaissent l’enseignement de la langue régionale non comme une faculté à la discrétion de l’administration mais comme un véritable droit pour les parents qui le souhaitent ;
– la suppression des dispositions législatives qui s’opposent à l’enseignement immersif en langue régionale ;
– la mise en place d’une formation spécifique d’enseignants en langue régionale de la maternelle au lycée ;
– le soutien renforcé à ABCM Zweisprachigkeit, association qui, la première, a créé des classes bilingue associatives dans notre région, qui continue d’innover dans le domaine de l’enseignement immersif et est la seule à faire dans les petites classes une place au dialecte ;
– la régionalisation des compétences éducatives de sorte à permettre de développer activement l’enseignement de la langue et de la culture régionale, par une adaptation des programmes et la possibilité d’expérimenter des parcours scolaires transfrontaliers.
Seule une réaction énergique et cohérente, s’attaquant à la racine des problèmes peut nous permettre de sauver l’atout du bilinguisme dans notre région et par suite l’ouverture privilégiée vers d’autres langues mondiales.
Aujourd’hui le nombre des enfants de moins de 4 ans dialectophones est inférieur à 1%.
Il faut développer des crèches en immersion ou des crèches bilingues. Il faut que les métiers d’éducateurs de jeunes enfants comportent des filières de formation spécialisées pour la prise en charge des enfants en langue régionale. Un quota de crédits doit être réservé pour les crèches en langue régionale (il n’en existe aucune à l’heure actuelle !).
La présence de la langue régionale dans l’espace public doit également âtre améliorée pour que tous les citoyens aient la possibilité d’un contact avec elle, même s‘ils ne la parlent pas. L’accueil dans la langue régionale et la pratique de cette langue dans les services publics ou privés sont mieux assurés dans d’autres régions. Il faut que nos élus donnent l’exemple de l’attention et de la pratique de cette langue. La remise en valeur de celle-ci passe par un effort important dans le domaine de la formation permanente, notamment dans les administrations publiques et dans les métiers de la communication.
Nous avons besoin de structures de formation linguistiques de qualité, non seulement dans les domaines de l’éducation, mais aussi de l’animation, du journalisme, dans les différentes filières artistiques et théâtrales.
Tout ceci implique que soit donné un statut légal à la langue régionale et que des compétences renforcées soient reconnues à une collectivité régionale alsacienne reconstituée en matière de gestion de l’appareil éducatif et de la formation professionnelle.
2) La culture régionale
Deux éléments caractérisent de manière essentielle l’Alsace :
– la rencontre de deux langues, deux cultures, deux tempéraments, l’esprit français et l’esprit germanique. Cela a été un malheur pour notre région lorsque l’une de ces traditions a voulu supprimer l’autre ; cela été et restera notre grande richesse lorsque nous combinons ces deux sources. Pour notre avenir, cela reste un enjeu essentiel ;
– un élément géographique : notre intégration dans le Rhin supérieur. L’Europe post-nationaliste permet enfin de recoudre ce qui a été divisé dans cette plaine qui va de Bâle à Karlsruhe et de Saverne à Fribourg
La culture régionale en Alsace est donc ouverture à la culture de nos voisins et pratique d’une double culture. C’est par la mise en œuvre de cette ouverture que nous valoriserons et moderniserons nos traditions.
En matière d’enseignement, les mêmes observations valent pour l’histoire et la culture régionale que pour la langue régionale. L’option « langue et culture régionale » est accessible à fort peu d’élèves du secondaire et se trouve de plus déstabilisée par des réformes qui la marginalisent encore davantage. Le statut légal de cette option doit être renforcé et les moyens mis à sa disposition développés. Cela n’est envisageable que si le pouvoir de décision et le contrôle des élus et des parents sont améliorés au plan local.
Les activités périscolaires et les projets culturels doivent mieux prendre en compte la langue et la culture régionale. On peut estimer qu’actuellement moins de 1% des crédits culturels et d’activités périscolaires sont dans nos trois départements affectés à des activités intéressant de près ou de loin la langue ou la culture régionale, qu’il s’agisse de crédits d’Etat ou de crédits des collectivités locales.
Les médias publics (radio et télévision) prennent en compte la langue et la culture régionale de façon complètement marginale (quelques minutes par jour). Dans les 30 dernières années, cette prise en compte est allée en décroissant. La part d’imitatives locales dans la gestion des programmes est de plus en plus limitée et la spécificité locale réduite à des traces dans les programmes.
Il faut mobiliser davantage les budgets culturels des collectivités alsaciennes pour la culture régionale. Ceci permettrait par exemple de créer un lieu de formation à l’expression en langue régionale pour les professionnels de la parole (acteurs, journaliste, doubleurs, etc.), de soutenir une revue régionale bilingue axée sur la culture régionale, de jeter les bases d’une FM et d’une télévision consacrée à la culture régionale. Il faut s’atteler à réalisation de « lieux d’Alsace », un réseau de centres de rencontre, de débats et d’émergence d’une identité et d’une conscience collective alsacienne, instruments de connaissance de l’histoire et de la richesse culturelle de la région mais aussi laboratoires de projets ouverts à toute la population.
Il faut renforcer le développement au plan de la formation de filières transfrontalières intégrées constituées de formations effectuées pour partie en Alsace et pour partie dans des pays germanophones à l’image de la Filière TC Trinationale IBM ou du Cursus tri national en Génie Civil.
Le mot culture est aujourd’hui largement galvaudé et trop souvent confondu avec animations de loisirs et de divertissement. La culture régionale doit permettre la conscience et la maîtrise des références, valeurs et outils de communication qui caractérisent notre société régionale. La culture régionale est ce qui permet à la société régionale de s’approprier son histoire et sa langue, de renforcer le sentiment de communauté, de construire un projet pour l’avenir et ouvert sur le monde.
3) Droit local alsacien mosellan
Depuis bientôt 100 ans les régimes et gouvernements successifs ont reconnu la légitimité de la législation locale particulière à l’Alsace et la Moselle. Le droit local est devenu une représentation emblématique de l’histoire et des valeurs des trois départements de l’Est. Les sondages montrent que la population y est attachée. Si le droit local est aussi un ensemble de solutions juridiques pratiques utiles au dynamisme de notre région, il comporte une dimension sociale et culturelle incontestable dans la mesure ou il exprime des préférences pour l’organisation de la société locale en matière d’intégration des religions, de souci de solidarité, de mécanismes de sécurité et de prévoyance, etc. Il fait partie de l’identité régionale.
Ce droit local est aujourd’hui menacé. Encore au début des années 2000, on pouvait concevoir que, dans le cadre de l’approfondissement de la régionalisation, la Région Alsace obtienne des compétences normatives (c’est-à-dire législatives et règlementaires) qui auraient permis de faire évoluer le droit local vers un droit régional modernisé et évolutif. Cette perspective est aujourd’hui barrée, d’une part à cause d’une jurisprudence du Conseil constitutionnel de 2011 qui apporte des restrictions sévères à toute évolution du droit local, mais aussi parce que la Région Grand Est, avec 7 départements sur 10 qui ne connaissent que le doit général, ne constitue pas un cadre territorial approprié pour exercer des compétences normatives susceptibles de donner un avenir au droit local.
Actuellement, le droit local est un droit national d’application territoriale. De ce fait son adaptation et sa modernisation sont lourdes et difficiles à la fois pour des raisons pratiques (faible attention des administrations centrales) et pour de motifs de droit constitutionnel.
Des évolutions seraient nécessaires notamment dans les domaines suivants :
– régime local d’assurance maladie : longtemps présenté comme exemplaire, ce système de couverture maladie complémentaire de droit public est désormais déstabilisé par la généralisation des mutuelles privées prévues par la loi du 14 juin 2013 car cette dernière prévoit une participation financière des employeurs d’au moins 50% alors que le régime local est financé à 100% par les salariés. Une mise à égalité des financements serait nécessaire : elle a été refusée pour des motifs contestables ;
– enseignement religieux : il s’agit de plus en plus un enseignement de culture religieuse assuré par des enseignants formés dans les facultés catholiques et protestantes de l’université de Strasbourg ; il serait souhaitable de renforcer le caractère interreligieux de cet enseignement et d’étendre la formation universitaire à d’autres confessions ; mais les autorités scolaires cherchent à marginaliser, voire à éliminer cet enseignement. ;
– gestion des registres du commerce et des registres d’associations : du fait de l’organisation particulière de ces registres en Alsace-Moselle, les administrations nationales se sont désintéressées de l’accès public informatique à ces registres dans des conditions équivalentes à ce qui existent dans le reste de la France.
D’autres exemples pourraient être cités (artisanat, chasse, financement des cultes, etc.). Il manque un système de gestion efficace de ce droit local. L’Institut du droit local assure une documentation et des recherches sur ces sujets, mais il serait important que les décisions relatives à ce droit puissent être prises de manière plus directe au niveau du territoire concerné.
4) Culture régionale et organisation institutionnelle de l’Alsace
Alors que la culture française est puissante et rayonnante, personne n’oserait prétendre que la disparition de la France en tant qu’institution étatique serait sans influence négative sur sa culture. Pourtant c’est ce qui est affirmé pour l’Alsace : la culture régionale déjà bien affaiblie (ne prenons que pour indice ce que les jeunes savent de la langue, de l’histoire et de la culture de la région) ne serait aucunement affectée par la disparition d’une collectivité territoriale alsacienne.
A l’évidence, une telle collectivité est nécessaire et elle doit disposer des compétences qui lui permettent de renforcer le sentiment de cohésion de la population régionale à travers le soutien de la langue et de la culture propres à la région.
A cet égard, la société alsacienne et la région alsacienne ne sont pas des territoires abstraits quelconques auxquels il suffit d’appliquer des recettes technocratiques parisiennes : métropolisation, fusion des départements, etc. Il faut s’appuyer sur les caractéristiques de la région pour mettre en valeur sa personnalité propre et ainsi faire redémarrer son dynamisme économique culturel et social. Il y a lieu de sortir de l’uniformité de l’organisation territoriale par la mise en œuvre d’expérimentations.
Aujourd’hui les élus et la société alsacienne sont prêts à se lancer dans une telle expérimentation. En Alsace plus qu’ailleurs, on a réfléchit au contenu possible d’une telle expérimentation et des consensus se forment. Ce consensus porte sur la création d’une collectivité territoriale alsacienne à statut particulier selon l’article 72 de la Constitution avec des compétences spécifiques et une organisation particulière, à l’instar des solutions reconnues à la Corse.
Cette collectivité devrait être investie de compétences d’organisation en matière de promotion économique et de formation professionnelle, d’enseignement, de formation des enseignants, de médias publics, de coopération transfrontalière, de politique culturelle régionale et de promotion de la langue régionale, d’aménagement du territoire et de protection de l’espace (lutte contre la stérilisation des sols, protection des « paysages alsaciens », de protection complémentaire d’assurance maladie, d’organisation des collectivités territoriales composant la région.
Nous proposons que cette collectivité alsacienne soit organisée de manière fédérative et décentralisée : les compétences de proximité et de mise en œuvre seront confiées aux territoires composant l’Alsace afin de garantir au mieux un développement équilibré et la démocratie locale : 10 pôles ou pays exerceront une bonne part des compétences des départements (logement, aide sociale, écoles, etc.) et certaines compétences de la région, notamment en matière de gestion des lycées), ainsi que les fonctions d’intercommunalités(planification urbaine, équipements publics, déchets, transport, etc.) et des délégations des services de l’Etat (sous préfectures)
Un accord de coopération spécifique sera proposé au département de la Moselle dans les domaines d’intérêt commun (notamment bilinguisme, culture régionale, droit local, coopération transfrontalière).
Septembre 2017